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L’alternative créole

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La virulence du capitalisme atomise le monde et provoque, chez ses victimes, la recherche d’un coupable. Généralement, la figure de l’étranger fait office de bouc émissaire. S’épanouissent alors le nationalisme extrême-droitier, un racisme décomplexé et une conception étroite et exclusive de l’identité qui fustige l’altérité comme menace. En face, d’autres discours commentent bien différemment les hybridations en cours: ceux, par exemple, des théories queer de Teresa de Lauretis ou Judith Butler, du «métissage généralisé de l’humanité» d’Edgar Morin et celui de la créolité. Ce dernier, seul, retiendra ici notre attention.

Créole désignait à l’origine les Européens nés dans les colonies. Le sens du mot s’est ensuite étendu aux Noir·es. A la fin du XXe siècle une nouvelle rupture sémantique intervient: le mot baptise désormais tout un imaginaire… En effet, l’écrivain Edward Kamau Brathwaite (1930-2020), né à Bridgetown (Barbade), choisit d’utiliser le terme créolisation pour nommer l’hybridation culturelle unifiant des peuples indépendamment de leur origine ethnique. Le poète antillais Edouard Glissant (1928-2011) lui emboîte le pas. Puisant à des sources multiples – dont la pensée présocratique et celle, contemporaine, de Deleuze et Guattari (Mille Plateaux) –, Glissant oppose sa «poétique de la Relation» à la fétichisation de l’Etre, l’«identité-rhizome» à celle «à racine unique».

Il circonscrit toutefois la définition de Brathwaite: pour parler de créolisation, «les éléments culturels mis en présence doivent (…) être équivalents en valeur (…)» (in Introduction à une poétique du divers). Si – parmi les éléments culturels hétérogènes mis en relation – certains sont infériorisés par rapport à d’autres, «la créolisation (…) se fait mais sur un mode bâtard et (…) injuste.» Autrement dit, pour qu’il y ait relation, les identités confluentes doivent être souveraines. Une condition idéale dont le passé et le présent semblent assez avares en exemples…

Il n’en demeure pas moins que la culture tenue pour créole par ces brillants intellectuels est composite et pleine de séductions – que l’on pense au relief linguistique caribéen, produit du croisement de parlers bretons et normands du XVIIe siècle avec une syntaxe probablement influencée par des langues subsahariennes; que l’on pense aussi au jazz – lequel associe souvenir de rythmes africains et instruments issus du nouvel environnement.

On ne saurait néanmoins méconnaître que ces prodiges de l’humanité s’originent dans le malheur. Plus exactement dans la cale des «bateaux négriers» et les plantations esclavagistes. La traite séparait, alors, les Africains parlant la même langue pour accélérer leur déculturation et entraver leur entente. C’est dans ces conditions impitoyables que les migrant·es vont produire une langue et un art «valables pour tous» (ibid.).

D’après Glissant, ce qui est survenu dans les Caraïbes s’observe déjà ou s’observera bientôt ailleurs: le «Tout-monde» se créolise. A vive allure! De fait, jamais jusque-là, le télescopage des cultures n’avait été si multilatéral et précipité. Bien sûr, l’intellectuel martiniquais n’est pas insoucieux du caractère d’oppression et d’affrontement que ces contacts gardent trop souvent; malgré tout, l’optimisme infuse ses écrits.

Un optimisme que les épigones de Glissant eux-mêmes nous incitent à tempérer… Tout en continuant à défendre l’identité comme ouverte, ceux-là associent créolisation et culte de l’authenticité, fidélité têtue à leur particularisme culturel – une pente qui, inévitablement, borne voire contredit l’ouverture pourtant réaffirmée. La créolité reste un «désir convivial», un hymne à «l’harmonisation consciente des diversités préservées», à la «diversalité» (in Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau & Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité) mais elle refuse la naïveté. Partout sévissent les échanges inégaux, partout les étreintes perfides du néocolonialisme. D’où ce risque de voir la célébration de la relation, de sa vertu créative buter sur une crispation identitaire – une réticence somme toute explicable.

Pleinement engagés dans des luttes de libération nationale, les Du Bois, Césaire, Senghor et Gontran Damas – et autres penseurs de la négritude, pères des hérauts de la créolité – savaient déjà qu’il convenait d’afficher une identité propre, de redonner dignité et humanité aux Noir·es, de se réapproprier son histoire pour résister à l’assimilationnisme impérialiste. La conquête de l’égalité passe effectivement d’abord par le retournement du stigmate – en l’occurrence par l’affirmation de la culture et de la beauté «nègres».

Seuls les progrès de l’émancipation sociale peuvent dénouer ce paradoxe, lever cette tension entre ouverture de principe et résistance à une mondialisation agressive. Le déploiement positif de la créolité exige qu’explosent les dominations et oppressions matérielles et idéelles actuelles; il restera une aspiration valable s’il continue à signifier la perspective d’échanges d’autant plus imprévisibles, d’autant plus originaux qu’ils s’éprouveraient précisément dans l’égalité.

Les «fixations identitaristes» nationalistes et anticoloniales ne sont bien entendu pas symétriques. Toutefois, ni l’une ni l’autre ne figurent une résolution désirable. Faut-il dès lors en appeler à un cosmopolitisme sans racines? Non. Toute libération – dans ses dimensions collective et individuelle – exige que l’on se sache situé, que l’on soit conscient de ses déterminations, mais elle n’advient évidemment elle-même qu’à la condition de n’être pas murée.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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